Décès de François Delamare (1938-2022)

Dans les années 1980 le concept de pluridisciplinarité n’était pas encore devenu un mot à la mode mais il s’est trouvé alors des personnalités qui l’ont mise en pratique et apporté beaucoup à la numismatique et à bien d’autres domaines par une collaboration étroite des sciences dites « dures » et des sciences humaines.

François Delamare, qui vient de nous quitter le 28 décembre 2022, était l’une de ces personnalités exceptionnelles car il était à la fois « ingénieur », comme le définissent les Data de la BnF, et « savant antiquaire ». L’on peut bien en effet parler de lui dans les termes du XVIIIe siècle, car sa formation d’ingénieur à l’École nationale de Chimie de Lille, se doublait d’une solide culture littéraire (il avait profité en grec ancien du tutorat du byzantiniste José Grosdidier de Matons), d’une connaissance et d’une passion de la botanique apprise de son père médecin issu d’une lignée célèbre d’auteurs de dictionnaires médicaux toujours active de nos jours. C’était un « honnête homme » comme il y en a peu, mû par une inlassable curiosité, ouvert à toutes les collaborations archéologiques et qui répondait toujours aux questions avec méthode.

Son ami Alain Weil, camarade de Janson, ingénieur lui aussi, le convertit d’abord à la collection de billets plus accessibles alors sur le marché. Elle lui donnera l’occasion de pratiquer des études analytiques de leurs couleurs et surtout, lorsqu’il faudra la disperser en 2000, de donner en introduction du catalogue, Une histoire du papier-monnaie français de Louis XIV à nos jours.

Son intérêt pour les couleurs finira par l’emporter dans les dernières décennies de sa vie et donnera lieu, outre de nombreux articles, à plusieurs livres dont le Découvertes de Gallimard sur les Matériaux de la Couleur (1999), écrit en collaboration avec le chimiste Bernard Guineau, qui fut maintes fois réédité et fut traduit en anglais et en japonais. 

Son arrivée au centre de recherches de Sophia Antipolis (Valbonne) en 1976 dans une entité qui deviendra le CEMEF (Centre d’Études de Mise en forme des matériaux) fit de lui un tribologue, spécialiste des problèmes de frottement entre l’outil et le produit fini, méthode ô combien appropriée à l’étude de la frappe monétaire. La présence sur le campus du Centre de Recherches Archéologique amena à des contacts avec Jean-Noël Barrandon et à l’élaboration d’un projet sur « la frappe des monnaies anciennes ». Le cas choisi fut tout naturellement la monnaie d’or byzantine dont le Centre Ernest-Babelon étudiait la composition, ce qui donna lieu à la publication du Cahier Ernest-Babelon 2 L’or monnayé I De Rome à Byzance (1985) et déboucha aussi sur l’article fondateur de la RN 1984 que Delamare écrivit avec Pierre Montmitonnet et moi-même. Il y modélisait les conditions de la frappe (déformation, contraintes d’écoulement et surtout énergie nécessaire) et mit en lumière les changements destinés à économiser celle-ci en fonction des changements de composition. Chemin faisant, il découvrit l’origine technique de la concavité des monnaies d’or du xie siècle, une démonstration répétée au congrès de Londres de 1984 (Metallurgy in Numismatics 2, 1988) et encore dans la Revue belge de numismatique de 1999, dédiée à Tony Hackens, dans l’espoir de parvenir à convaincre les tenants de théories plus intuitives que fondées des raisons initiales de ce choix.

Dans cette même ligne il avait étudié avec Françoise Michaux Van der Mersch dans la Revue belge de numismatique de 1988 la transformation des monnayages archaïques d’Égine, en pratiquant des simulations sur pâte à modeler et il mit en évidence deux transformations marquantes : l’adoption du coin de revers à la place du poinçon vers le début du Ve siècle avant J.-C. puis, plus tard, de la forme cylindrique du flan qui permet une nouvelle économie d’énergie. Il démontra enfin que la frappe à chaud est peu probable, mettant à bas une idée assez répandue.

Le temps et l’envie lui ont manqué pour étudier l’usure des coins comme le lui avait demandé Alain Weil, mais il nous a laissé une monographie fondatrice sur Le frai et ses lois (Cahier Ernest-Babelon 5, 1999, 224 pages et 151 figures) qu’il faut lire et relire pour y trouver à la fois les lois physiques, les données statistiques[1] et des diagrammes appliquant ces résultats à des trésors offrant des données pondérales chronologiques. Ce traceur lui permet d’approcher la vitesse de circulation comparée de la monnaie d’or (celle du napoléon se révèle ainsi de l’ordre du double de celle de l’aureus du IIe siècle).

L’œuvre de Delamare est une contribution exceptionnelle par l’importance de ses résultats qu’il est temps pour les numismates d’intégrer pleinement dans leur syllabus.

Cécile Morrisson


[1] Il confirme ici les résultats des études menées par son arrière-grand-père Alfred Riche, professeur agrégé de pharmacie, Essayeur de la Monnaie de Paris et membre de l’Institut.