Prix Babut 2022 – Mathieu Bidaux

La présidente remet le prix Babut 2022 à M. Mathieu Bidaux pour son ouvrage intitulé La fabrication des billets en France. Construire la confiance monétaire (1800-1914), Paris, 2022. M. Patrice Baubeau fait l’éloge du récipiendaire.

Mathieu Bidaux, La Fabrication des billets en France. Construire la confiance monétaire, 1800-1944, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, 426 p.

La qualité des ouvrages présentés au prix Babut cette année a posé bien des problèmes au jury, qui a finalement décidé de couronner Mathieu Bidaux pour l’ouvrage tiré de sa thèse de doctorat d’histoire, soutenue en 2019 sous la direction d’Olivier Feiertag, sous le titre De la presse à la monnaie (1857-1945) : La Fabrication des billets de la Banque de France, construction et entretien de la confiance.

Cette thèse de 667 pages, sans les annexes, a été largement remaniée et raccourcie, et c’est donc cette version parue en début d’année aux Presses de Sciences Po sous le titre La Fabrication des billets en France. Construire la confiance monétaire, 1800-1944 qui a été couronnée par le jury de la SFN. Il ne s’agit pas ici de revenir sur l’ouvrage en tant que tel, les rapports étant publics, mais de présenter Mathieu Bidaux et de s’interroger sur ce que ce livre dit de la numismatique aujourd’hui.

Mathieu Bidaux a complété sa thèse dans le délai incroyablement court de trois ans, fixé par le cadre fixe d’une convention Cifre avec la Banque de France. Mais c’est bien cette convention Cifre et donc, d’une certaine façon, l’inscription de Mathieu Bidaux dans l’organisation même de la Banque qui lui a permis, le premier, d’accéder à des fonds d’archives jusqu’ici réputés mais inconnus : les archives de la fabrication des billets, conservées jusqu’à il y a peu à Chamalières, dans le Puy-de-Dôme. Je me souviens encore, jeune doctorant, tenter d’accéder sans succès à ces trésors !

Toutefois il serait erroné d’en tirer la conclusion que Mathieu, s’il me le permet, et parce qu’il a brillamment mené à son terme un travail de doctorat d’histoire en trois ans, est un jeune homme pressé. Efficace, sûrement, pressé c’est moins certain, et cela en raison des nombreux chemins de traverse qu’il a parcourus et qui illustrent la variété de ses centres d’intérêt, sa curiosité aussi. Que l’on en juge : en parallèle de ses études d’histoire menées à l’Université de Rouen – décidément, la Normandie produit des numismates de qualité – Mathieu publié quatre ouvrages :

  • Deux sont consacrés à un journaliste socialiste, grand patron de presse et philanthrope, Ernest Vaughan, l’un des acteurs derrière la publication du célèbre « J’accuse » dans l’Aurore.
  • Deux sont consacrés à l’homme politique normand André Marie, célèbre pouravoir préfiguré, par un amendement portant sur l’enseignement catholique, le ralliement des députés gaullistes au gouvernement Pinay. Mais André Marie était aussi un amateur d’art, inventeur du « musée dans la rue » de sa bonne ville de Barentin et un poète, inspiré notamment par les épreuves endurées dans le camp de Buchenwald. En plus d’une biographie écrite à deux mains, ce sont en particulier ces poèmes qui ont fait l’objet d’une édition par Mathieu Bidaux.

Enfin, il faut rajouter à ces publications personnelles sa participation à un ouvrage plus professionnel consacré à la « construction navale en bord de Seine » et qui porte sur les Ateliers et Chantiers de Seine-Maritime, filiale industrielle du groupe Worms.

Soit six ouvrages publiés et déjà un beau parcours professionnel et, parmi ces ouvrages, l’un tout entier consacré à la monnaie et aux outils et mécanismes de la confiance.

Ceci nous amène au second et dernier temps de cette courte présentation : que dit l’ouvrage de Mathieu Bidaux de la numismatique d’aujourd’hui ?

En premier lieu, la numismatique, même universitaire, reste inséparable d’une approche sensible de l’histoire et de ses traces. Cela ne renvoie évidemment pas seulement à la sensibilité de l’amateur de poésie, mais d’abord à la sensibilité à la dimension matérielle des objets, qu’il a encore illustrée dans une récente correspondance offerte au BSFN sur la monnaie dans le Vietnam contemporain. Pour réaliser sa thèse, Mathieu Bidaux s’est initié à la fabrication du papier, à la réalisation du filigrane, à la gravure même. Il a cherché à comprendre son objet, le billet de banque, non seulement par l’intellect, mais aussi par la main, du papier jusqu’à l’impression. C’est en ce sens que l’ouvrage couronné n’est pas seulement une thèse d’histoire monétaire mais aussi un travail de compréhension numismatique.

D’où mon second point : la place croissante que l’étude des billets et autres vignettes de papier est amenée à prendre dans la numismatique, peut-être en lien avec le déclin annoncé de cette forme de monnaie. Il aura en effet fallu plus d’un siècle et demi, depuis la fondation de la Caisse d’escompte en 1776, pour que le papier-monnaie soit admis comme une véritable monnaie de papier en France, au cours de l’entre-deux-guerres. Après l’apogée atteint sous l’Occupation, la part des billets dans la masse monétaire n’a cessé de décliner, bien que leur montant émis, en valeur absolue, ait continué d’augmenter. Aussi, l’annonce, sans cette repoussée, de l’obsolescence du billet de monnaie le constitue, désormais, en objet de collection et d’étude historique. Mathieu Bidaux en propose une analyse générale dans le contexte français, depuis le papier, que la Banque de France a un temps fabriqué elle-même dans ses propres installations, dans un souci notamment de sécurité, jusqu’à l’impression, en passant par les encres mais aussi par toutes les techniques de sécurisation du billet : filigrane, surimpression, taille-douce, résistance à la copie, enduits protecteurs, numérotation, signes secrets, etc. On touche ici à tous les aspects d’une production industrielle et de son organisation technique et sociale, jusqu’aux recherches appliquées engagées dans le cadre de l’éternelle bataille entre le fusil et la cuirasse.

Ainsi, et c’est mon dernier point, cette intégration du billet dans les deux champs de la numismatique et de l’histoire monétaire, oblige d’emblée à replacer cet objet dans son environnement économique, social, politique et technique. Cet effort a été relativement plus tardif dans l’étude des pièces de monnaie, car ces petits monuments pouvaient sembler se suffire à eux-mêmes, tant la fiction d’une valeur assurée par la seule quantité de métal précieux était partagée par la plupart des collectionneurs et des savants. En faisant exploser ces fictions, l’étude du billet a d’emblée obligé à réaliser ce qui n’avait émergé dans la numismatique des pièces qu’au fil des siècles ou par la comparaison avec l’espace monétaire chinois ou extrême-oriental. Plus spécialement, l’étude du billet, comme le rappellent les titres de la thèse et de l’ouvrage Mathieu Bidaux, soulève la question des conditions de la confiance dans cette monnaie justement qualifiée de fiduciaire. Néanmoins, contrairement aux pièces, les billets se prêtent mal à ce qui a sûrement le plus renouvelé la numismatique contemporaine : l’étude archéologique et archéométrique. Mais si l’archéologie du billet (de papier) lui-même apparaît limitée, en raison de la conservation difficile de ces petits morceaux de matériau organique, elle appelle une archéologie industrielle et technique qui correspond à l’autre front dynamique de la recherche numismatique, depuis l’analyse des coins jusqu’à l’organisation des métiers et au développement des outils de la monnaie.

En conclusion, c’est à cette triple originalité d’une numismatique attachée au caractère processuel de la création monétaire, à la question de la confiance dans la monnaie ainsi produite, et aux renouvellements contemporains de ses questionnements, que le jury a rendu hommage en sélectionnant l’ouvrage de Mathieu Bidaux.